La terre se réchauffe de plus en plus vite et les efforts mis en œuvre restent encore largement insuffisants. Les catastrophes liées au dérèglement climatique sont inévitables et il devient de plus en plus difficile de s’adapter aux conséquences. Dans ce contexte, il est donc indispensable de mettre en œuvre un mécanisme mondial d’assistance pour ce qu’on appelle les « pertes et préjudices ». Décryptage.
C’est quoi les « pertes et préjudices » climatiques ?
Cette expression vise toutes les catastrophes résultant du réchauffement climatique, qu’il s’agisse d’événements extrêmes (cyclones, tempêtes, ouragans, provoquant des destructions, inondations, etc.) comme des événements plus lents, moins visibles (longue sécheresse provoquant la désertification, élévation du niveau de la mer provoquant de l’érosion, la salinisation des sols, etc.). On exclut par contre les dégâts des catastrophes n’ayant pas de lien démontré avec le réchauffement de la planète, tels les tremblements de terres, pollutions locales ou catastrophes nucléaires, par exemple.
Peut-on chiffrer ces dégâts climatiques ?
On peut distinguer les pertes économiques, c’est-à-dire les dégâts matériels tels que la perte de ressources, de biens et de services qui sont généralement commercialisés et peuvent donc être chiffrés (par exemple le manque de revenus suite à une mauvaise récolte, la disparition de terres, la destruction d’une maison ou d’un bateau de pêche) des pertes non économiques, difficilement chiffrables parce que peu ou pas commercialisées, comme la perte de biodiversité et de systèmes écosystémiques, de patrimoine culturel, les atteintes à la santé mentale, les pertes de connaissances autochtones et locales…
Peut-on limiter ces « pertes et préjudices » ?
Oui, premièrement en réduisant au plus vite les émissions de gaz à effet de serre pour limiter le réchauffement (atténuation). C’est la principale manière d’éviter ou du moins de limiter ces catastrophes climatiques. Dès lors, plus on tarde à agir efficacement contre le réchauffement, plus les risques climatiques sont élevés et donc les pertes et préjudices importants. Deuxièmement, en mettant en place des politiques permettant de limiter les conséquences du dérèglement climatique (adaptation), par exemple en revoyant l’urbanisme, en mettant en place une agriculture résiliente, en isolant les bâtiments, en garantissant un accès durable à l’eau, etc. Cependant, cela ne suffit pas toujours. Les pertes et préjudices arrivent lorsque l’adaptation n’est plus possible.
N’est-il pas trop tard ?
Le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), paru début 2022, démontre que pour de nombreuses personnes et écosystèmes, une série de conséquences des changements climatiques sont déjà irréversibles. Selon les scientifiques, entre 3,3 à 3,6 milliards de personnes vivent actuellement dans des zones hautement vulnérables aux changements climatiques. Elles sont concentrées dans les petits États insulaires en développement, en Arctique, en Asie du Sud, en Amérique centrale et du Sud et dans une grande partie de l’Afrique subsaharienne.
Les pays du Sud sont les premiers touchés mais sont-ils les seuls ?
Non, évidemment, les pays en développement sont certes frappés depuis plusieurs décennies par les conséquences du réchauffement, mais aucune région du monde n’est ou ne sera épargnée. Ces impacts sont déjà visibles en Belgique : les terribles inondations de juillet 2021 en sont une illustration. Le GIEC estime par ailleurs que les risques auxquels l’Europe sera confrontée sont nombreux : le stress et un taux de mortalité plus important liés aux augmentations de température et aux vagues de chaleur, les risques pour les personnes et l’économie à cause des inondations côtières et intérieures, ou encore les pertes de production agricole. Ces phénomènes risquent d’être plus fréquents et plus intenses. Cependant, il existe de grandes différences : les plus grandes pertes économiques sont à compter au Nord, du fait de la valeur des infrastructures, mais c’est au Sud que se multiplient les pertes de vies humaines.
Existe-t-il déjà un mécanisme d’assurance mondial pour les pertes et préjudices ?
Oui, un mécanisme international pour les pertes et préjudices est en cours de construction au niveau international. L’Accord de Paris reconnaît que les « pertes et préjudices » sont le troisième pilier de l’action climatique, aux côtés de l’atténuation (réduire les émissions de gaz à effet de serre pour limiter le réchauffement) et de l’adaptation (aménager les conditions de vie pour vivre le mieux possible avec les effets du réchauffement). Mais le mécanisme international n’est actuellement pas financé. Ainsi, les besoins en termes de secours d’urgence, de réhabilitation, de reconstruction et de relocalisation sont actuellement absents de l’architecture ?nancière de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Cependant, les négociations sont en cours, et chaque étape franchie est un geste dans le bon sens.
Où se négocie ce mécanisme d’assurance ?
Le mécanisme de Varsovie (Warsaw International Mechanism, WIM) est l’instrument dédié à la question des pertes et préjudices au sein des Nations Unies et en particulier de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Il a été établi en 2013 lors de la COP19. Il remplit trois rôles principaux : (a) améliorer la compréhension de ce que sont les pertes et préjudices, (b) faciliter les échanges entre Etats Parties sur le sujet et (c) renforcer l’action et le soutien en cas de pertes et de préjudices. Cet organe a aussi des grandes thématiques de travail, dont notamment sur les pertes et préjudices non-économiques et des déplacés climatiques.
Si le WIM a favorisé une meilleure compréhension scientifique des pertes et des préjudices (sa première mission), avec des progrès dans la définition du concept et des données scientifiques associées, les pays en développement et la société civile internationale regrettent justement le peu de progrès réalisés sur sa troisième mission, concernant l’action et le soutien pour les pertes et préjudices, qui nécessiterait la mise en place d’un canal de financement.
Comment devrait être financé ce mécanisme d’assurance ? Par des dons ou des prêts ?
Pour le CNCD-11.11.11, les fonds pour les pertes et préjudices devront être des dons (et non des prêts) et être additionnels au budget de l’aide au développement, à l’aide humanitaire d’urgence et au financement climat international (c’est-à-dire les financements actuellement alloués pour l’atténuation et l’adaptation dans les pays en développement). Il faudra en tous cas absolument éviter d’alourdir le fardeau de la dette publique que les économies des pays en développement doivent déjà assumer.
Ce mécanisme devra donc être financé par des sources innovantes, telles qu’une réorientation des subsides publics alloués aux énergies fossiles (qui représentent 13 milliards par an à ce jour en Belgique), une taxe sur les transactions financières ou encore une taxation internationale sur l’aviation.
Pourquoi pas une assurance privée pour couvrir les risques climatiques ?
Comme il s’agit de mettre en place un instrument basé sur le risque climatique, l’assurance est devenue l’outil financier dominant proposé par les pays développés pour traiter de la question des pertes et préjudices. Si les financements privés ne sont pas de facto exclus (c’est pareil pour le financement climat international), le mécanisme de financement pour les pertes et préjudices ne peut uniquement reposer sur une logique d’assurance. Cette dernière est clairement insu ?sante compte tenu des risques actuels et futurs. Tout d’abord parce que pour bénéficier d’une assurance, il faut payer une cotisation, plus ou moins élevée selon la formule. Or, dans les pays les moins avancés (les plus impactés par les effets du réchauffement), il est très difficile voire impossible de mettre en place un tel système pour les populations dont les revenus sont souvent très bas. Par ailleurs, une assurance privée est certes à même de financer le rétablissement un agriculteur qui connaît des sécheresses à répétition que s’endette progressivement parce après des événements climatiques extrêmes, mais n’est pas adaptée aux événements à évolution lente (comme la désertification par exemple) ni à la détérioration progressive et à petite échelle de ressources économiques (par exemple pour que ses rendements sont de moins en moins bons).
Les dommages potentiels ne sont-ils pas trop importants pour être couverts ?
Il est difficile de déterminer avec précision les montants exacts nécessaires pour dédommager les pertes et préjudices. En particulier, il est extrêmement compliqué de définir l’étendue des coûts des pertes non-économiques et la fréquence et l’intensité des catastrophes climatiques restent des inconnues (même si l’on sait qu’elles vont aller en s’accentuant).
Une manière de tenter de quantifier le problème peut être de regarder les pertes occasionnées en termes de produit intérieur brut (PIB) dans les pays touchés par les aléas climatiques. Ainsi, à politiques climatiques inchangées, on estime que l’impact négatif sur le PIB des pays les plus vulnérables aux changements climatiques [1] serait une réduction de 19,6 % d’ici 2050 et de 63,9 % d’ici 2100 [2].
Plus l’action climatique internationale tarde, plus les chiffres gonfleront. Et en parallèle, plus les stratégies d’adaptation seront sous-financées (comme c’est le cas actuellement), plus les dégâts climatiques seront importants. Il est donc essentiel d’agir pour limiter les émissions et mettre en place des stratégies d’adaptation, sans oublier de renforcer la résilience des communautés et des nations les plus impactées.
Est-ce que les pays du Nord pourront aussi bénéficier de ce mécanisme d’assurance ?
La question fera bien évidemment l’objet de débat au niveau international. Tout le monde est dans le même bateau face à l’urgence climatique, mais certains pays et certaines régions sont plus exposés que d’autres aux catastrophes climatiques. En parallèle, certains pays sont mieux préparés que d’autres pour faire face aux catastrophes. Cette question de la distinction des vulnérabilités et des capacités de réponse aux catastrophes devra faire l’objet de la négociation internationale pour déterminer qui a droit à quoi.
Par ailleurs, les fondements d’un mécanisme d’assistance aux victimes climatiques doivent découler des principes clés de la justice climatique ? : c’est aux premiers contributeurs du dérèglement climatique de soutenir les premières victimes, qui sont par ailleurs les moins responsables du problème. Ainsi, à l’instar de la logique existante pour le financement climat international, il serait logique que les pays les plus vulnérables soient les premiers bénéficiaires d’un tel mécanisme, étant également les plus vulnérables face aux aléas climatiques.
En bref, que demande le CNCD-11.11.11 sur cet enjeu ?
Aux côtés de nombreux pays en développement et d’organisations internationales de la société civile, le CNCD-11.11.11 recommande de faire des pertes et préjudices une priorité, notamment dans le cadre des négociations climatiques internationales. D’une part, cela revient à faire du sujet un point récurrent de l’agenda des négociations climatiques et qu’il soit donc repris de manière officielle dans le plan de travail des différents organes de la Convention-Cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Par ailleurs, il faut assurer une opérationnalisation efficace du « Réseau de Santiago » [3], mis en place lors de la COP25. Il faut garantir que les solutions et mécanismes mis en place répondent réellement aux demandes des pays et de communautés les plus affectés, partant de leur expertise et recommandations. Enfin, l’ensemble des pays en développement (G77 et la Chine) se sont mis d’accord pour demander un mécanisme de financement additionnel et spécifique pour les pertes et préjudices. Malgré la pression croissante sur les pays développés, cette demande a été refusée lors de la COP26 de Glasgow. Cela représente pourtant une priorité absolue pour les pays les plus violemment frappés par les changements climatiques et doit donc être rapidement concrétisé.
COP27 en Egypte : l’enjeu brûlant des pertes et préjudices
A l’occasion de la COP27 du 6 au 18 novembre, à Charm el-Cheik en Egypte, le CNCD-11.11.11 a produit deux notes de briefing, l’une destinée à la presse, l’autre plus technique, pour comprendre cet enjeu qui mobilise les organisations de solidarité internationale. Nous partageons également els recommandations de la Coalition climat pour ce sommet.
Briefing technique Briefing presse Recommandations de la Coalition Climat
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