Jérusalem-Est : transferts forcés et colonisation à Sheikh Jarrah

#SaveSheikhJarrah
Des enfants palestiniens regardent la démolition de l'hôtel Shepherd à Sheikh Jarrah pour faire.... (Crédit : © Ryan Rodrick Beiler - shutterstock
Crédit : © Ryan Rodrick Beiler - shutterstock

Quatre familles palestiniennes, soit 30 personnes, risquent l’éviction de leurs maisons dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est. Trois autres familles devraient subir le même sort le 1er août. Ces évictions et l’installation consécutive de colons dans les biens volés aux Palestiniens font partie du plan développé par Israël pour consolider la majorité juive dans la ville. Aujourd’hui, la mise en œuvre de ce plan s’accélère et entraine une forte mobilisation palestinienne et internationale.

Un arsenal législatif colonial

En 1948, la création de l’Etat d’Israël entraine ce que les Palestiniens appellent la Nakba, c’est-à-dire la catastrophe. Plus de 750 000 Palestiniens se retrouvent chassés de chez eux et empêchés d’y revenir par un arsenal législatif mis en place par Israël. Ainsi, la loi sur la propriété des absents adoptée en 1950 permet à Israël de saisir les propriétés des réfugiés palestiniens, alors même que ceux-ci sont empêchés d’y revenir.

Dans le quartier de Sheikh Jarrah à Jérusalem-Est, une partie de la population est réfugiée. C’est le cas de la famille Al Kurd, menacée d’expulsion. En 1956, un accord passé entre l’UNRWA (l’agence des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens) et la Jordanie, alors la puissance administrant Jérusalem-Est, permet en effet à 28 familles de réfugiés palestiniens de recevoir un logement à Sheikh Jarrah. En contrepartie, ces familles doivent abandonner leur statut de réfugiés. Il leur est promis qu’endéans les trois ans, elles recevront des titres de propriétés. Il n’en sera jamais rien. Aujourd’hui, ces 28 familles se sont développées pour atteindre environ 72 foyers et 550 personnes, dont une majorité d’enfants.

En 1967, suite à la guerre des Six Jours, Israël annexe illégalement Jérusalem-Est. En violation du droit international humanitaire, il commence alors à y appliquer ses propres lois, dont la loi sur la propriété des absents. En 1970, une autre loi est promulguée par Israël, la loi sur les questions juridiques et administratives, qui permet aux Juifs israéliens – mais pas aux propriétaires palestiniens – de faire valoir leurs droits sur des propriétés qui leur appartiendraient dans la partie orientale de la ville, propriétés qui ont été perdues pendant la guerre de 1948 et transférées sous contrôle jordanien.

Colonisation du quartier de Sheikh Jarrah

Dès 1972, grâce à cette loi sur les questions juridiques et administratives, des organisations juives au statut juridique peu clair revendiquent alors et obtiennent la propriété de terrains dans la zone de Karm Al-Ja’ouni à Sheikh Jarrah ainsi que dans le quartier de Batn Al-Hawa à Silwan, un autre quartier de Jérusalem-Est. Quelques années plus tard, ces titres de propriétés sont ensuite vendus à des organisations de colons qui s’en servent depuis lors pour introduire des actions en justice destinées à chasser les familles palestiniennes qui y habitent et à y construire de nouvelles colonies.

En 2009, un groupe de colons s’est ainsi emparé de l’avant de la maison de la famille Al Kurd. Mohammed al Kurd, qui avait alors 11 ans, se souvient : « Ce jour-là, des colons armés de fusils et protégés par des soldats ont pris possession des maisons des familles Ghawi et Hannoun, ainsi que de la moitié de la maison de ma famille. Depuis lors, tout ce qui nous sépare sont des cloisons en plâtre et des couvertures accrochées à une corde à linge. Les couvertures sont là pour empêcher les colons de nous harceler. Ils se tiennent souvent près des fenêtres en se montrant ou en nous criant des jurons en arabe. Je les ai vus à plusieurs reprises battre leur chien avant de le lâcher sur nous ».

En octobre 2020, après plus de dix ans de lutte juridique, les tribunaux israéliens se sont finalement prononcés en faveur des organisations de colons et de l’expulsion des familles palestiniennes. Cette décision a été prise en appliquant illégalement le droit interne israélien à Jérusalem-Est, qui constitue un territoire occupé.

La famille de Al-Kurd et trois autres familles (les familles Skafi, Al-Qasim et Al-Ja’ouni) totalisant 7 foyers d’environ 30 personnes, dont 10 enfants, ont reçu un ordre d’évacuation du tribunal de première instance de Jérusalem le 8 octobre 2020. Chaque famille a également été condamnée à payer 70 000 NIS (environ 21 340 USD) pour couvrir les frais de justice de l’organisation de colons. Le 10 février 2021, le tribunal de district de Jérusalem a rejeté les appels des quatre familles et leur a ordonné d’évacuer leurs maisons au plus tard le 2 mai 2021. Les familles ont fait appel. Lors d’une audition le 6 mai, la Cour a encouragé un arrangement entre les familles et les colons israéliens qui revendiquent la propriété de leurs maisons. Selon elle, les choses pourraient s’arranger si les familles palestiniennes acceptaient de payer un loyer aux colons, ce que les familles refusent catégoriquement. La décision de la Cour devait être rendue le 10 mai mais la Cour a décidé de postposer sa décision au vu de la contestation palestinienne et internationale grandissante. En proie à une bataille juridique similaire, les familles al-Daoudi, al-Dajani et Hammad ont quant à elles jusqu’au 1er août pour évacuer leurs maisons.

Colonisation à Jérusalem-Est

Depuis l’annexion de Jérusalem en 1967 et au fil des ans, les autorités israéliennes ont adopté et mis en œuvre un plan directeur pour Jérusalem dont l’objectif est la supériorité démographique juive dans la ville, visant à atteindre 60 % de Juifs pour 40 % de Palestiniens à l’horizon 2020. Et cette politique a payé. Aujourd’hui, la population de la ville est composée de 62% de Juifs pour 38% de Palestiniens.

Dès les lendemains de l’annexion, en 1967, Israël a premièrement élargi les frontières de la municipalité en annexant quelque 7 000 hectares, tout en excluant de ces nouvelles frontières les zones palestiniennes densément peuplées comme Abu Dis. Lorsqu’à partir de 2002, Israël construit un mur d’annexion sur ces frontières municipales, nombreux sont donc les Palestiniens qui se voient ainsi coupés de leurs terres, ou simplement de leur vie sociale, restées de l’autre côté du mur. Les Palestiniens de Jérusalem-Est repris dans les limites municipales se voient quant à eux accorder un statut de résident non-permanent, statut qu’ils doivent régulièrement renouveler en justifiant que leur « centre de vie » se trouve toujours bien à Jérusalem.

Aujourd’hui, un nouveau projet de loi est en discussion à la Knesset, le projet de loi sur le Grand Jérusalem. Il menace d’exclure d’autres quartiers palestiniens des limites de la municipalité : les quartiers de Kufr’Aqab, du camp de réfugié de Shu’fat et d’Anata. Quelques 140 000 Palestiniens perdraient par conséquent leur droit de résidence. Parallèlement, les colonies israéliennes de Ma’ale Adumim, Gush Etzion, Efrat, Beitar Illit et Giv’at Ze’ev, qui entourent Jérusalem-Est devraient faire partie intégrante du Grand Jérusalem. 150 000 nouveaux électeurs juifs participeront alors au scrutin municipal à Jérusalem.
Cette perspective ne serait qu’une étape de plus dans la judaïsation, ou autrement dit la normalisation de l’annexion de Jérusalem-Est par Israël.

Par ailleurs, la colonisation s’accélère au cœur des anciennes limites municipales de la ville, dans ce qu’on appelle le « Holy Basin », c’est-à-dire les quartiers musulmans et chrétiens de la Vieille ville ainsi que les quartiers qui l’entourent, soit At-Tur (Mont des Oliviers), Wadi Joz, Ras al-Amud, Jabal Mukkabir et en particulier aujourd’hui à Sheikh Jarrah et à Silwan. Vu l’imminence des évictions, prévues le 1er mai prochain, une campagne médiatique a été lancée par les habitants de Sheikh Jarrah pour attirer l’attention internationale sur leur situation. Elle peut être suivie sur les réseaux sociaux via le hashtag #SaveSheikhJarrah.

Réactions internationales

Cette situation est bien connue de l’UE et de ses Etats membres. Les rapports des chefs de délégation de l’UE – censés rester secrets mais qui sont généralement fuités dans la presse –, ont souvent mis en lumière l’urgence d’agir contre la colonisation à Jérusalem-Est. En décembre 2020, la représentation de l’UE à Jérusalem a en outre émis un communiqué sur la décision de la justice israélienne de procéder à l’éviction de huit familles palestiniennes dans les quartiers de Sheikh Jarrah et de Silwan. L’UE y appelle les autorités israéliennes à annuler les décisions relatives aux expulsions prévues. Le 8 mai, face à la montée de la mobilisation palestinienne autour de la situation à Sheikh Jarrah, l’UE appelle au calme et rappelle : « La situation concernant les expulsions de familles palestiniennes à Sheikh Jarrah et dans d’autres quartiers de Jérusalem-Est est également très préoccupante. Ces actions sont illégales au regard du droit humanitaire international et ne font qu’attiser les tensions sur le terrain ». Sans résultat.

Un appel similaire a été émis en janvier 2021 par Michael Lynk, le rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme dans le territoire palestinien occupé depuis 1967. « Les derniers ordres d’expulsion, s’ils sont exécutés, constitueraient une violation par Israël, la puissance occupante, de l’interdiction du transfert forcé de la population protégée en vertu de l’article 49 de la Quatrième Convention de Genève », souligne Lynk. L’expert des Nations Unies rappelle aussi que la communauté internationale a une responsabilité importante, en vertu de la Quatrième Convention de Genève, de veiller à ce qu’Israël respecte pleinement ses obligations en vertu du droit international, y compris à Jérusalem-Est.
Face à la détérioration de la situation à Jérusalem-Est (ainsi qu’ailleurs en Palestine occupée), la Belgique et l’Union européenne ont l’obligation d’aller au-delà des déclarations et des condamnations. L’UE et la Belgique doivent approfondir les mesures de différentiation pour exclure les colonies israéliennes de leurs relations bilatérales avec Israël. Elles peuvent également mettre en place des sanctions à l’encontre des colons violents, tels que ceux qui harcèlent la famille Al Kurd depuis 2009.

En Belgique, l’accord de gouvernement mentionne un approfondissement de la politique de différentiation, mais rien n’a jusqu’ici été fait. Pour éviter que ses relations bilatérales avec Israël ne profitent aux colonies, la Belgique doit spécifier que ses accords bilatéraux avec Israël – tels que la Convention entre la Belgique et Israël sur la sécurité sociale entrée en vigueur en 2017 – ne peuvent s’appliquer aux colonies et aux colons. Elle doit également interdire l’importation et la commercialisation de produits provenant des colonies israéliennes.

Cet article a été publié sur cncd.be le 21 avril 2021 et actualisé le 10 mai 2021.